
Auteur : Alain Damasio
Editeur : Gallimard
Collection : Folio SF
Parution : 4 février 2021
Pages : 736
EAN-13 : 978-2072927515
Imaginez une Terre poncée, avec en son centre une bande de cinq mille kilomètres de large et sur ses franges un miroir de glace à peine rayable, inhabité.
Imaginez qu'un vent féroce en rince la surface. Que les villages qui s'y sont accrochés, avec leurs maisons en goutte d'eau, les chars à voile qui la strient, les airpailleurs debout en plein flot, tous résistent.
Imaginez qu'en Extrême-Aval ait été formé un bloc d'élite d'une vingtaine d'enfants aptes à remonter au cran, rafale en gueules, leur vie durant, le vent jusqu'à sa source, à ce jour jamais atteinte : l'Extrême-Amont.
Mon nom est Sov Strochnis, scribe.
Mon nom est Caracole le troubadour et Oroshi Melicerte, aéromaître.
Je m'appelle aussi Golgoth, traceur de la Horde, Arval l'éclaireur et parfois même Larco lorsque je braconne l'azur à la cage volante.
Ensemble, nous formons la Horde du Contrevent. Il en a existé trente-trois en huit siècles, toutes infructueuses.
Je vous parle au nom de la trente-quatrième : sans doute l'ultime.

La
Horde du Contrevent est un roman qui ne laisse pas indifférent,
tant par sa forme que par son fond. Véritable ovni littéraire, cette œuvre de
science-fiction poétique est à la fois un voyage
initiatique, une expérience sensorielle
et une méditation philosophique sur le
mouvement, la résistance, le sens et la quête.
Alain Damasio ne facilite pas
l’entrée dans son univers. Le roman s’ouvre sans concession, sans exposition
explicite, au cœur de l’action. Le lecteur est immergé d’emblée dans un monde
balayé par des vents violents et doit reconstituer les règles de cet univers au
fil des pages. La narration polyphonique, marquée par une typographie inventive
(chaque personnage ayant son propre signe), rend la lecture parfois déroutante
mais aussi intensément vivante. Ce choix structurel renforce la pluralité des
points de vue et le sentiment de cohésion (ou de tension) au sein de la Horde.
Le style de l’auteur est
dense, poétique, parfois presque lyrique et pousse le lecteur à ralentir, à
savourer les phrases comme on affronterait une bourrasque : avec attention,
résistance, parfois fatigue, mais souvent émerveillement. Il ne s'agit pas d'un
roman qu'on lit "pour se détendre", mais bien d'une expérience
littéraire qui demande un engagement réel.
Le vent n’est pas qu’un
élément de décor dans La Horde du Contrevent, il est l’essence même du
monde et le moteur de la narration. Il est à la fois obstacle, terrain,
langage, énergie et mystère. La quête de la Horde — remonter à la source du
vent — devient une quête métaphysique, presque spirituelle : qu’est-ce que ce souffle
qui traverse tout ? D'où vient-il ? À quoi mène-t-il ?
Le vent est l’adversaire
omniprésent, ce que les hordiers affrontent physiquement, mentalement et
moralement. Il oblige chacun à se dépasser, à apprendre à se positionner, à se
synchroniser avec les autres. Il révèle les failles, les forces et les renoncements.
À travers lui, Alain Damasio parle de résistance, de ténacité, d’effort
collectif face à l’inconnu ou à l’implacable. Cela rejoint une réflexion sur la
dignité de lutter, même si le but reste flou ou inaccessible.
Plus profondément encore, l’auteur
développe une réflexion sur le souffle vital, ce qui fait qu’on tient debout,
ce qui pousse en avant. Certains personnages, comme Caracole, en font une
approche presque mystique : le vent devient langage, musique, pensée fluide. Le
souffle, c’est aussi ce qui relie : à soi, aux autres, au monde. Dans cet
univers, tout est affaire de flux, de circulation, de rythme. Même la structure
du récit épouse cette dynamique : les mots courent, se heurtent, freinent,
accélèrent — ils "soufflent" eux aussi.
L’univers imaginé par l’auteur
est déroutant de cohérence et de profondeur. On sent derrière chaque concept
(la géographie inversée, les vents, les castes, les langages, les rituels, les
noms) une réflexion philosophique et poétique. Rien n’est gratuit, rien n’est
simplement décoratif. Le monde est organisé autour de la lutte contre le vent
et chaque aspect de la société (de la musique au combat en passant par la
transmission du savoir) en découle.
Alain Damasio prend le pari
risqué d’un monde sans repères faciles : pas de cartes complètes, pas
d’histoire figée, pas d’explications exhaustives. Ce flou est voulu et il fait
partie de l’expérience : c’est au lecteur de marcher contre le vent, aux côtés
de la Horde.
L’un des paris les plus
ambitieux de La Horde du Contrevent réside dans la tentative d’Alain
Damasio de faire exister une vingtaine de personnages à travers une narration
polyphonique où chacun possède sa voix, son souffle, sa manière de percevoir et
de penser le monde. Ce dispositif formel, soutenu par une typographie
spécifique à chaque personnage, est original et donne au récit une texture
collective rare. Certaines figures, comme Golgoth, d’une brutalité fascinante,
ou Caracole, dont le verbe virevolte entre poésie et énigme, s’imposent
rapidement par leur intensité et leur originalité.
Cependant, cette richesse
n’est pas également répartie : certains personnages peinent à véritablement
s’incarner émotionnellement, au-delà de leur fonction ou de leur discours.
C’est le cas, par exemple, d’Oroshi, l’aéromaîtresse, dont les propos sont
souvent profonds et stimulants intellectuellement, mais dont la froideur dans
les rapports humains rend l’attachement difficile. Elle reste distante, presque
abstraite, et ce manque de chaleur relationnelle m’a parfois freinée dans mon
implication émotionnelle. Ce constat peut s’appliquer à d’autres membres de la
Horde, qui semblent définis davantage par leur rôle que par de véritables liens
affectifs ou conflits humains profonds.
De manière générale, bien que
la notion de collectif soit centrale dans le roman, les relations
interpersonnelles restent souvent en retrait, peu explorées dans leur densité
émotionnelle. Cela peut renforcer une certaine frustration : on aimerait
parfois plus de fragilité, plus de liens sensibles, plus de cœur, au-delà du
souffle. Mais cela semble faire partie d’un choix d’écriture : un monde rude,
où l’urgence du vent laisse peu de place à l’intimité, ou du moins à une
intimité facilement accessible.
La Horde du Contrevent
peut rebuter. Certains trouveront le style trop ampoulé, la narration trop
complexe, le propos parfois abstrait. D’autres regretteront un rythme inégal ou
une certaine grandiloquence dans les discours. Le rapport émotionnel à certains
personnages, parfois ténu, peut également limiter l’immersion ou la portée
dramatique de certaines scènes.
Mais au-delà de ces faiblesses
relatives, l'œuvre marque profondément. Peu de romans proposent une véritable
vision du monde, et encore moins un langage propre pour la dire. Alain Damasio
ose. Il invente. Il propose une œuvre rare, dense, radicale, qui interroge ce
que c’est que résister, avancer, souffler, créer.
La
Horde du Contrevent n’est pas un roman pour tous, ni pour tous les
moments. C’est une lecture exigeante, parfois rugueuse, mais profondément
vivifiante. À travers le vent, l’auteur interroge notre capacité à tenir face à l’adversité, à marcher vers un but incertain
et à trouver du sens dans le mouvement lui-même.
C’est une odyssée intellectuelle et sensorielle, qui exige du souffle — mais
qui, pour peu qu’on l’affronte pleinement, laisse un sillage durable.