mercredi 27 août 2025

Alain Damasio - La Horde du Contrevent

 

Auteur : Alain Damasio
Editeur : Gallimard
Collection : Folio SF
Parution : 4 février 2021
Pages : 736
EAN-13 : 978-2072927515


Imaginez une Terre poncée, avec en son centre une bande de cinq mille kilomètres de large et sur ses franges un miroir de glace à peine rayable, inhabité.
Imaginez qu'un vent féroce en rince la surface. Que les villages qui s'y sont accrochés, avec leurs maisons en goutte d'eau, les chars à voile qui la strient, les airpailleurs debout en plein flot, tous résistent.
Imaginez qu'en Extrême-Aval ait été formé un bloc d'élite d'une vingtaine d'enfants aptes à remonter au cran, rafale en gueules, leur vie durant, le vent jusqu'à sa source, à ce jour jamais atteinte : l'Extrême-Amont.
Mon nom est Sov Strochnis, scribe.
Mon nom est Caracole le troubadour et Oroshi Melicerte, aéromaître.
Je m'appelle aussi Golgoth, traceur de la Horde, Arval l'éclaireur et parfois même Larco lorsque je braconne l'azur à la cage volante.
Ensemble, nous formons la Horde du Contrevent. Il en a existé trente-trois en huit siècles, toutes infructueuses.
Je vous parle au nom de la trente-quatrième : sans doute l'ultime.



La Horde du Contrevent est un roman qui ne laisse pas indifférent, tant par sa forme que par son fond. Véritable ovni littéraire, cette œuvre de science-fiction poétique est à la fois un voyage initiatique, une expérience sensorielle et une méditation philosophique sur le mouvement, la résistance, le sens et la quête.
 
Alain Damasio ne facilite pas l’entrée dans son univers. Le roman s’ouvre sans concession, sans exposition explicite, au cœur de l’action. Le lecteur est immergé d’emblée dans un monde balayé par des vents violents et doit reconstituer les règles de cet univers au fil des pages. La narration polyphonique, marquée par une typographie inventive (chaque personnage ayant son propre signe), rend la lecture parfois déroutante mais aussi intensément vivante. Ce choix structurel renforce la pluralité des points de vue et le sentiment de cohésion (ou de tension) au sein de la Horde.
Le style de l’auteur est dense, poétique, parfois presque lyrique et pousse le lecteur à ralentir, à savourer les phrases comme on affronterait une bourrasque : avec attention, résistance, parfois fatigue, mais souvent émerveillement. Il ne s'agit pas d'un roman qu'on lit "pour se détendre", mais bien d'une expérience littéraire qui demande un engagement réel.
 
Le vent n’est pas qu’un élément de décor dans La Horde du Contrevent, il est l’essence même du monde et le moteur de la narration. Il est à la fois obstacle, terrain, langage, énergie et mystère. La quête de la Horde — remonter à la source du vent — devient une quête métaphysique, presque spirituelle : qu’est-ce que ce souffle qui traverse tout ? D'où vient-il ? À quoi mène-t-il ?
Le vent est l’adversaire omniprésent, ce que les hordiers affrontent physiquement, mentalement et moralement. Il oblige chacun à se dépasser, à apprendre à se positionner, à se synchroniser avec les autres. Il révèle les failles, les forces et les renoncements. À travers lui, Alain Damasio parle de résistance, de ténacité, d’effort collectif face à l’inconnu ou à l’implacable. Cela rejoint une réflexion sur la dignité de lutter, même si le but reste flou ou inaccessible.
Plus profondément encore, l’auteur développe une réflexion sur le souffle vital, ce qui fait qu’on tient debout, ce qui pousse en avant. Certains personnages, comme Caracole, en font une approche presque mystique : le vent devient langage, musique, pensée fluide. Le souffle, c’est aussi ce qui relie : à soi, aux autres, au monde. Dans cet univers, tout est affaire de flux, de circulation, de rythme. Même la structure du récit épouse cette dynamique : les mots courent, se heurtent, freinent, accélèrent — ils "soufflent" eux aussi.
 
L’univers imaginé par l’auteur est déroutant de cohérence et de profondeur. On sent derrière chaque concept (la géographie inversée, les vents, les castes, les langages, les rituels, les noms) une réflexion philosophique et poétique. Rien n’est gratuit, rien n’est simplement décoratif. Le monde est organisé autour de la lutte contre le vent et chaque aspect de la société (de la musique au combat en passant par la transmission du savoir) en découle.
Alain Damasio prend le pari risqué d’un monde sans repères faciles : pas de cartes complètes, pas d’histoire figée, pas d’explications exhaustives. Ce flou est voulu et il fait partie de l’expérience : c’est au lecteur de marcher contre le vent, aux côtés de la Horde.
L’un des paris les plus ambitieux de La Horde du Contrevent réside dans la tentative d’Alain Damasio de faire exister une vingtaine de personnages à travers une narration polyphonique où chacun possède sa voix, son souffle, sa manière de percevoir et de penser le monde. Ce dispositif formel, soutenu par une typographie spécifique à chaque personnage, est original et donne au récit une texture collective rare. Certaines figures, comme Golgoth, d’une brutalité fascinante, ou Caracole, dont le verbe virevolte entre poésie et énigme, s’imposent rapidement par leur intensité et leur originalité.
Cependant, cette richesse n’est pas également répartie : certains personnages peinent à véritablement s’incarner émotionnellement, au-delà de leur fonction ou de leur discours. C’est le cas, par exemple, d’Oroshi, l’aéromaîtresse, dont les propos sont souvent profonds et stimulants intellectuellement, mais dont la froideur dans les rapports humains rend l’attachement difficile. Elle reste distante, presque abstraite, et ce manque de chaleur relationnelle m’a parfois freinée dans mon implication émotionnelle. Ce constat peut s’appliquer à d’autres membres de la Horde, qui semblent définis davantage par leur rôle que par de véritables liens affectifs ou conflits humains profonds.
De manière générale, bien que la notion de collectif soit centrale dans le roman, les relations interpersonnelles restent souvent en retrait, peu explorées dans leur densité émotionnelle. Cela peut renforcer une certaine frustration : on aimerait parfois plus de fragilité, plus de liens sensibles, plus de cœur, au-delà du souffle. Mais cela semble faire partie d’un choix d’écriture : un monde rude, où l’urgence du vent laisse peu de place à l’intimité, ou du moins à une intimité facilement accessible.
 
La Horde du Contrevent peut rebuter. Certains trouveront le style trop ampoulé, la narration trop complexe, le propos parfois abstrait. D’autres regretteront un rythme inégal ou une certaine grandiloquence dans les discours. Le rapport émotionnel à certains personnages, parfois ténu, peut également limiter l’immersion ou la portée dramatique de certaines scènes.
Mais au-delà de ces faiblesses relatives, l'œuvre marque profondément. Peu de romans proposent une véritable vision du monde, et encore moins un langage propre pour la dire. Alain Damasio ose. Il invente. Il propose une œuvre rare, dense, radicale, qui interroge ce que c’est que résister, avancer, souffler, créer.
 
La Horde du Contrevent n’est pas un roman pour tous, ni pour tous les moments. C’est une lecture exigeante, parfois rugueuse, mais profondément vivifiante. À travers le vent, l’auteur interroge notre capacité à tenir face à l’adversité, à marcher vers un but incertain et à trouver du sens dans le mouvement lui-même. C’est une odyssée intellectuelle et sensorielle, qui exige du souffle — mais qui, pour peu qu’on l’affronte pleinement, laisse un sillage durable.

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